LA GROTTE DES FOULES
L'entrée de la grotte des Foules a certainement été connue des premiers habitants de la région de St-Claude. Elle devait d'autant moins passer inaperçue que jusqu'à une époque relativement récente, l'activité du réseau, plus grande qu'aujourd'hui, devait très souvent se manifester par de magnifiques et bruyantes cascades dans les pentes du cirque. Il est donc bien impossible de dire quel a été le premier explorateur : peut-être un de ces chasseurs néolithiques qui venaient de temps à autre, en remontant la Bienne, traquer le gibier dans la haute vallée, et camper aux environs de l'actuel stade de Serger.
Au cours des âges, les premières galeries ont été maintes fois visitées et nous supposons que de hardis pionniers ont dû s'avancer jusqu'à la galerie d'eau centrale, à une distance de 500 mètres du porche. Sur ce parcours nous trouvons en effet très souvent des morceaux de bois noircis, d'âge indéterminable, de débris de planches et baliveaux, parfois enfouis sous des épaisseurs considérables d'argile et de cailloux.
Il ne reste de ces premières explorations que des légendes les unes relevant de la plus pure fantaisie, d'autres intéressantes à condition de savoir les interpréter.
Du premier type est sans contredit la légende de la Porte de Bronze, qui rencontre pourtant encore de nos jours un certain crédit. Les moines de Saint-Claude auraient, paraît-il, fait creuser entre la Cathédrale et la grotte des Foules un souterrain fermé à ses deux extrémités par des portes de bronze et la porte placée dans la grotte existerait encore. Jusque là ce n'est qu'une variante un peu métallisée de la légende typique, connue de spéléos du monde entier, et qu'on retrouve chaque fois qu'une grotte voisine tant soit peu avec une construction antique, église ou forteresse. Mais ici, l'affaire se complique, et comme si cette fable n'était pas encore assez poétique, il vient s'y greffer une histoire de mine d'or, aussi mystérieuse qu'inépuisable où les moines, toujours eux, allaient rétablir l'équilibre de leurs finances en moins de 48 heures au moment de la construction de l'abbaye.
De là à placer la mine d'or dans la grotte elle-même, puis à stocker le trésor des Moines derrière la Porte de Bronze il n'y avait qu'un pas. Et c'est pourquoi les spéléos sont bien souvent soupçonnés de rechercher le souterrain pour exploiter la mine et empocher le Trésor, et probablement vendre au "pattier" le bronze de la porte. Qui sait, au fait si ce n'était pas là, l'ambition chimérique des explorateurs des siècles derniers ?
Il suffit d'un peu de raisonnement pour faire justice de ces fantaisies. En supposant que le souterrain ait existé, ce n'est pas une porte, même en bronze, qui aurait pu empêcher le passage de l'eau qui remplit souvent la grotte jusqu'au voûtes. Arrivant en conduite forcée avec une dénivellation de 300 mètres et une pression de plusieurs milliers de tonnes, elle aurait eu vite fait d'envoyer dans le Tacon, non seulement la Cathédrale, mais tous ses environs.
Quant à la mine d'or, c'est sans doute grâce à son existence que la construction de l'Abbaye n'a duré que quelques siècles – quatre tout au plus – et a nécessité tant d'appels au peuple. Entre nous, fallait-il qu'en ce bon vieux temps, les ouvriers soient fainéants, les entrepreneurs voleurs et les architectes filous pour que tant d'or n'ait pas suffi à faire de Saint-Claude une autre ville lumière.
Une autre tradition, bien courante et mieux ancrée encore prétend que la grotte aboutit en Suisse, et voici comment chacun peut faire ce voyage : vous entrez sous terre en portant une barque et vous la faite passer, si vous le pouvez, dans les chatières et les chicanes (l'histoire ne s'occupe pas de ces détails). Vous arrivez ainsi à une salle en forme d'œuf, dont le fond est occupé par un lac. Vous vous embarquez, et en évitant avec soin une première galerie où règne un dangereux tourbillon, vous allez prendre pied dans une autre galerie sur la gauche. Puis portant à nouveau votre esquif, vous marchez quelque temps et arrivez à la rive d'un fleuve large et calme, dont le courant vous amènera en moins de 10 heures de l'autre côté de la frontière aux environs de Ferney-Voltaire exactement.
Nous n'inventons rien. Cette recette maison a été servie le plus sérieusement du monde à un membre du Spéléo-Club. Mise à part la randonnée internationale, cette tradition, débarrassée de son fatras imaginatif, est instructive et a le mérite de nous faire connaître jusqu'où les anciens semblent avoir conduit leurs investigations. Car la salle ovoïde évoque assez le dernier des grands puits souvent rempli d'eau. La première galerie qui en part se termine par une cascade et un siphon, et la galerie sur la gauche après cette salle vient aboutir à la galerie d'eau centrale (longue de 120 mètres) qui pourrait bien être "le fleuve allant en Suisse". Les morceaux de bois dispersés par la fantaisie du torrent en crue étaient peut-être destinés à construire un radeau pour tenter le mirifique voyage.
Quoiqu'il en soit il faut arriver au début de ce siècle pour découvrir le premier écrit mentionnant l'existence de la grotte des Foules. Ce document dont un unique exemplaire existe à la Mairie de St-Claude est la relation des deux explorations faites par M. le professeur Fournier. Malheureusement, ces explorations eurent lieu par temps pluvieux et le savant géologue, arrêté deux fois par l'eau dans les grands puits, conclut à l'existence d'un réseau intéressant mais probablement inondé en permanence.
Il semblerait donc qu'à ce moment les renseignements exacts sur la cavité faisaient défaut, et que peu de personnes pouvaient discerner un fond de vérité dans des traditions orales, embellies et déformées.
Depuis une cinquantaine d'années, la spéléologie a pris son essor et, aux Foules comme ailleurs, les explorations se sont succédées à un rythme toujours accéléré. Petit à petit, la galerie principale a livré ses secrets et en 1941, un de nos collègues de Montbéliard, M. Weité, dressait un plan de 3 kilomètres environ des galeries qu'il avait explorées. Mais c'est à partir de 1947 que la grotte a subi des assauts méthodiques qui ont abouti à dresser un plan représentant 6000 mètres de parcours – en attendant mieux.
Pour vous donner une idée aussi exacte que possible de la grotte des Foules, quoi de mieux que de vous inviter à refaire avec nous une grande exploration : celle du 27 juillet 1949 par exemple. La date en est déjà ancienne mais est restée faste entre toutes dans les annales du S.C.S.C. car c'est ce jour là que nous avons atteint à 2,4 kilomètres sous terre un siphon qui est encore aujourd'hui le terminus provisoire de la progression en profondeur.
Ce matin de juillet, l'entrée de la grotte est encore dans l'ombre quand Colin et Dédé y posent avec soulagement leurs sacs rebondis et commencent à déballer le matériel. En quelques minutes, les gros rochers épars devant le porche sont transformés en étalage de brocanteur, car on trouve de tout dans un sac de spéléo : cordes, pitons, échelles, appareil photo, marteau, boussole, lampe à carbure, casque, lampe frontale, ravitaillement solide et liquide, crayons et papier, piles électriques, réserve de carbure, habits de rechange, etc… Le ciel est idéal, la sécheresse persiste, un courant d'air frais venant des profondeurs fait onduler les fougères. Qu'il fera bon sous terre !
Sans attendre Mario qui doit les rejoindre un peu plus tard, les deux spéléos enfilent leur tenue de grotte, assemblage disparate d'effets de travail et d'effets militaires réformés, cent fois troués et rapiécés, répartissent à peu près équitablement le matériel dans les musettes, et se glissent dans le laminoir large et bas qui paie bien peu de mine pour l'entrée d'une aussi grande cavité. 150 mètres de marche à croupetons et de glissade sur le derrière les amènent à la première salle, triangulaire et haute dont le principal ornement consiste en deux baliveaux dressés dans un angle. Nul ne sait plus qui les a amenés là pour explorer une cheminée sans issue mais un de nos vieux amis se souvient très bien les y avoir déjà vus il y a une soixantaine d'années. D'un angle de la salle part une petite galerie qui conduit à deux rotondes et se continue par un boyau exigu où des inconnus pour tenter de passer sans trop se mouiller, avaient installé il y a très longtemps, un véritable caillebotis. La descente se poursuit par une diaclase polie et glissante jusqu'au petit puits, un bas fond où l'eau stationne fréquemment après la décrue. Ensuite la galerie remonte, coupée de plusieurs chicanes à angle droit et vient aboutir en pleine paroi du premier des Grands Puits.
Une échelle en fil de fer placée à demeure permet une descente facile jusqu'au sol de cette gigantesque mitre de pierre nue, dont le sommet se perd dans le noir. Une chatière donne accès à la seconde salle. En se glissant dans l'étroite ouverture les deux amis ont bien franchi le passage scabreux qui contourne un gros bloc arrondi, suspendu entre le sol instable et la voûte fissurée. Chaque fois qu'une équipe passe à cet endroit, les hommes considèrent avec méfiance le dangereux rocher qui paraît toujours prêt à faire la culbute. Puis une fois passés, ils n'y songent plus. S'il fallait tenir compte de toutes ces contingences, on n'irait jamais sous terre.
La descente de la seconde salle n'est pas tout à fait verticale, mais comme le sol est formé d'un éboulis colmaté par de l'argile, il est plus prudent de ne pas trop se fier aux prises naturelles, et Dédé déroule une corde et la fixe à un crampon. Pourquoi faut-il que dans les trous les cordes les plus soigneusement repliées se transforment en "sac de nœuds" dès qu'on veut en faire usage ? Mystère ! Toujours est-il que celle-ci ne manque pas à la coutume et qu'il faut trois bonnes minutes pour trouver le bout perdu et la placer correctement. Puis, l'un après l'autre, les spéléos dévalent la pente rapide et passent le portail qui s'ouvre sur la troisième salle, une vaste rotonde aux voûtes élevées et au plancher formé de tout ce qui au cours des âges a dégringolé des étages supérieurs. C'est un large glacis de blocs de toutes tailles et de toutes formes que Dédé et Colin descendent de front pour ne pas risquer de s'assommer mutuellement et qui les conduit à la rive du premier torrent.
Il est relativement sage aujourd'hui ce petit torrent, bien qu'il fasse entendre sa voix jusqu'au sommet des puits, et qu'il faille ici hurler pour se faire entendre. Son eau verte et tumultueuse sort d'un siphon quelques 60 mètres plus haut, fouette au passage les blocs rouges et déchiquetés, tourbillonne dans les marmites de géant, bondit en gerbes d'étincelles, puis disparaît en nouvelles cascades sous une voûte très basse où il est impossible de le suivre. Qui croirait que ce petit cours d'eau est capable de verrouiller impitoyablement le passage ? Cependant, pour peu que l'arrivée augmente de volume, les galeries d'évacuation deviennent insuffisantes et l'eau monte, rapide et sournoise. Son chant clair et joyeux devient un ronflement sourd et monotone, et la grotte toute entière vibre du formidable hoquet des masses d'air emprisonnées aux voûtes et qui se font jour vers la surface. Mieux vaut dans ce cas ne pas être à l'extrémité de la caverne, car la hauteur moyenne des crues est de 70 mètres et l'obstruction dure souvent 6 mois et plus.
Aujourd'hui rien à craindre de semblable, et longeant la rive tourmentée, les spéléos quittent la galerie du torrent pour la galerie des marmites. C'est un gros couloir arrondi, au sol creusé de chaudières de géant qui se touchent bord à bord, remplies d'une eau limpide et profonde. Au passage du plus gros de ces trous qui occupe toute la largeur du couloir, Colin ne manque pas la plaisanterie d'usage "Dédé, ton bain est prêt". Cela se passait au retour d'une expédition particulièrement dure et Dédé, par suite d'un faux pas, avait disparu subitement dans le trou sous les Yeux de Mario et de Colin, vite rassurés par un éclat de rire montant des profondeurs liquides. C'est un accident très fréquent et rares sont les spéléos qui n'ont jamais pris un bain forcé, mais la marmite y a gagné un nom. Pour toute les générations d'explorateurs présentes et à venir, elle restera "La baignoire à Dédé". C'est une gloire qui en vaut bien d'autres.
L'avance se poursuit sans incident jusqu'à un carrefour où la galerie se divise en trois branches. Face à l'arrivée, c'est le plus infâme boyau de la grotte des Foules. Ceux qui en 1947 l'ont parcouru pour la première fois se souviennent encore de la progression à plat ventre dans une argile gluante, où il fallait avancer successivement de 20 centimètres le sac, puis la lampe, puis l'homme. Et comme ce passage aboutit 150 mètres plus loin à une profonde nappe d'eau, il avait fallu revenir par le même chemin ! Parallèlement à ce boyau et sur sa gauche s'étend la grande galerie d'eau centrale, profonde par endroit de 18 mètres et que, seul au Club, Mario a reconnue jusqu'à présent, une première fois à la nage, habillé, souliers au pied et sac sur le dos, et une seconde fois plus en détail à l'aide d'un canot pneumatique. Enfin toujours sur la gauche c'est la galerie de l'Escargot que l'équipe suivra aujourd'hui et qui par un détour permet d'éviter l'élément liquide et de gagner du temps.
Mais auparavant, Dédé décide "5 minutes de pause". Les deux hommes s'arrêtent, posent leur charge et éteignent leurs lampes pour économiser la lumière, et c'est le grand silence et l'obscurité des profondeurs. Il faut avoir été loin sous terre pour comprendre ce que les mots silence et obscurité peuvent avoir d'absolu. La nuit est ici intégrale, palpable en quelque sorte, et l'étincelle d'un briquet y fait un éclair aveuglant de même que le moindre frôlement, le claquement ténu d'une goutte d'eau ou d'un caillou qui roule sont des bruits fracassants. On éprouve une sensation inconnue de bien être, mais sans doute les nerfs humains ne sont pas à même d'apprécier longtemps le manque absolu de lumière et de bruit, car il s'y mêle bientôt un sentiment d'inquiétude. L'oreille perçoit un sifflement monotone, les yeux croient voir des lueurs fulgurantes là où il n'y a rien, absolument rien que le grand silence noir, et on éprouve le besoin de parler, de faire du bruit ou de la lumière pour rompre l'enchantement.
Au moment où Colin et Dédé vont repartir, une lueur apparaît au bout de la galerie, tandis que des clous crissent sur la roche. C'est Mario qui les rejoint au pas accéléré et peu après, l'équipe au complet maintenant, s'engage dans l'Escargot.
C'est d'abord une fissure étroite et accidentée, puis une double spirale ascendante qui se continue en cheminée lisse et toute engluée de la boue laissée par l'eau en décrue. Colin a pris la tête, car il tient à prouver aux autres et se prouver à lui-même que bien que le plus tard venu à la spéléologie et le vétéran de l'équipe, il peut encore franchir sans aide un mauvais pas. Sous l'œil vigilant et un peu inquiet de Mario, il réussit parfaitement son escalade et place la corde qui aidera la montée des autres et restera là pour faciliter le retour.
La galerie continue, âpre et fissurée, mais après une dernière gymnastique, les spéléos prennent pied dans une vaste rotonde au sol lisse et sablonneux. La grotte prend ici des proportions grandioses. Face à l'escargot c'est un énorme couloir qui monte puis redescend vers des galeries d'eau géantes revenant jusque sous le porche et encore en grande partie inexplorées. Autrefois un gros pilier stalagmitique, le seul de toute la grotte, en décorait l'entrée. Il a fallu que des hommes passent là, pour détruire en quelques minutes l'ouvrage de 500 siècles. Il ne reste plus de la colonne qu'un moignon à la voûte et une grosse blessure blanche sur le sol. Comprenez-vous pourquoi, lorsque nous découvrons une grotte inconnue, jolie et d'accès facile, nous préférons ne pas en divulguer l'emplacement ?
Sur la droite, c'est le majestueux Couloir H, une galerie énorme où des camions pourraient passer sans difficulté, si le sol était nivelé, une véritable avenue souterraine au plancher de sable fin, où les trois hommes avancent à grands pas. Ils parcourent ainsi près de 300 mètres et rejoignent par un petit à-pic le prolongement de la galerie d'eau. Aussitôt le décor change, car ici on retrouve le réseau actif. Le sol se couvre de blocs aux arêtes vives et la marche devient acrobatique. Le torrent suit encore très souvent le passage et les spéléos ne regrettent qu'une chose c'est qu'il ne soit pas possible de venir le voir couler sur ce sol tourmenté où le spectacle de ses tourbillons doit être absolument magnifique.
Bientôt le chaos augmente encore : on approche de la "Salle à Manger". C'est un des points névralgiques du réseau, au croisement de deux grandes fractures du massif où les couches rocheuses ont pris sur quelques dizaines de mètres des angles diamétralement opposés. La salle elle-même est une création de cataclysme. Par l'effet d'effondrements successifs et incessants, le sol comme la voûte s'élèvent peu à peu, et c'est déjà sur un joli tas de blocs accumulés qu'il faut passer, en prenant bien garde de ne rien ébranler.
De cette salle on entend la rumeur de la grosse rivière, cinq fois supérieure en volume au petit torrent longé tout à l'heure. C'est le premier mai précédent qu'un passage a été découvert menant au gouffre où elle se précipite d'une hauteur de 12 mètres pour disparaître en tourbillonnant entre des blocs monstrueux.
Où est la source de ce mystérieux cours d'eau et après quels méandres vient-il aboutir à ce puits ? Le mystère est toujours entier.
En s'engageant bien imprudemment sous les éboulis de la Salle à Manger, Mario a réussi à s'introduire dans un labyrinthe de galeries où il a pataugé dans la boue et l'eau jusqu'au ventre. Son premier mot en sortant de ce cloaque a été pour déclarer que "Jamais plus n'y …icherait les pattes !". N'empêche qu'il y est retourné deux fois encore et qu'il a fini par retrouver le fameux torrent, un peu avant la cascade. Mais le cours d'eau, toujours aussi cachottier, sortait cette fois d'un siphon pour entrer quelques mètres plus loin sous une autre voûte immergée.
En aval, même impossibilité de suivre le chemin de l'eau et les spéléos ne peuvent qu'imaginer tout un réseau, plus grand à coup sûr que celui qu'ils connaissent déjà, et où ils ne pourront peut être jamais entrer.
Si seulement le Service des Eaux pouvait venir faire ici une petite coupure de 24 heures seulement.
Aujourd'hui l'équipe passe sans s'arrêter. Le torrent doit être coloré sous peu et un détour ferait perdre du temps précieux sans rien apporter de nouveau. A l'extrémité de la Salle à Manger on passe également sans s'arrêter près de la "Table". C'est une strate de pierre qui s'est couchée en travers de la galerie, un gros bloc plat et rectangulaire entièrement noirci par une couche de bioxyde de manganèse brillante "comme si on l'avait briqué au cirage pendant cinq plombes" suivant l'expression pittoresque et militaire de notre ami Dédé. C'est là que se sont généralement arrêtées à l'heure de midi les plus lointaines explorations depuis quelque 40 ans et beaucoup de visiteurs ont inscrit leur nom soit sur le bloc, soit sur une paroi voisine noire également et propice aux graffitis.
Quelques mètres plus loin, c'est la dernière grande salle de la grotte, le point 28 du plan, aussi solide et inébranlable que la salle précédente peut être délabrée. Une galerie monte sur la gauche et se redresse peu à peu en une formidable cheminée lisse et verticale où la progression s'est arrêtée à 110 mètres de haut. En face la grotte continue et change encore une fois complètement d'aspect. Ici commence la zone nouvellement explorée.
Aux galeries hautes et vastes, succèdent des boyaux arrondis, creusés dans une roche très dure que l'érosion a couverte d'aspérités minuscules et aiguës. Pendant que les autres s'arrêtent au "Point 28" pour regarnir les lampes, Colin est parti seul en avant. C'est que 100 mètres plus loin il faut traverser une petite nappe d'eau et notre ami tient à retirer souliers et chaussettes pour ne pas avoir, comme à la dernière expédition, les pieds mouillés tout l'après-midi. Après avoir fait sa petite traversée comme prévu, et les autres ne venant toujours pas, il continue tout doucement jusqu'à un carrefour…. Où il retrouve Dédé et Mario secoués par une douce hilarité. Les deux compères avaient pris une autre galerie qui leur avait permis d'éviter le passage inondé. "On croyait que tu avais envie de prendre un bain de pied, alors on n'a pas voulu te contrarier" dit tranquillement Mario. Que répondre sinon participer à la "grosse rigolade" ?
Les trois hommes suivent ensuite une longue fissure où tout est oblique, le sol comme la paroi et qui se termine au bord d'un gouffre absorbant découvert par Mario et Gallat en 1947. C'est un gros puits carré profond de 12 mètres et sans issue apparente qui est resté longtemps "le puits terminal". Mais depuis dix jours on sait qu'il est possible d'aller beaucoup plus loin par le "Colimaçon".
Le 14 juillet précédent, les spéléos ont ainsi baptisé un boyau qui s'élève en une spirale deux fois contournée sur elle-même. L'aspect en est merveilleux. L'eau courante chargée de graviers a mitraillé la roche primitivement teintée en noir et ocre par des sels métalliques. Elle l'a sculptée patiemment en minuscules vagues blanches et polies ; elle a découpé par places une véritable dentelle de pierre, fine et ajourée. A voir le sol de cette galerie, on le croirait doux au toucher comme une somptueuse peau de panthère.
En réalité, c'est le plus terrible passage de toute la grotte. Les vaguelettes de pierre se terminent par des onglets durs et acérés, et les bords des dentelles sont autant de lames coupantes. C'est ici vraiment qu'apparaît l'utilité de garnitures de cuir aux genoux et aux coudes des combinaisons.
A "la première" de cette galerie, Mario avait lancé à destination des autres le cri magique qui dans une grotte réveillerait un spéléo en léthargie : "Ça continue".
En effet, ça continue, et la suite vaut la peine de gravir le "Colimaçon" : tout un réseau supérieur, en partie fossile, intégralement couvert d'une épaisse couche de manganèse. Tout est noir ici, les murs, les voûtes, la haute stalagmite qui monte la garde à l'issue du boyau, les innombrables stalactites filiformes, et cette curieuse concrétion semblable à un bouquet de feuilles de platane, qui s'accroche à une paroi. Le spectacle est saisissant.
L'équipe s'est rassemblée dans une rotonde d'où partent plusieurs galeries et percée en son centre par l'ouverture anguleuse d'un boyau plongeant. Mario et Colin regardent ce trou, se regardent et se mettent à rire. C'est qu'il y a dix jours, Mario a conseillé à son collègue d'aller explorer ce passage étroit. Et quand au bout de trois mètres de reptation à reculons Colin a trempé ses deux pieds dans un trou d'eau, Mario qui surveille l'opération a simplement remarqué "Ça mouille ? c'est drôle, ça m'a fait déjà tout pareil il y a un quart d'heure".
Il faut avoir été sous terre, où chacun retrouve une âme de gosse, pour apprécier à leur valeur des plaisanteries aussi simples et pour comprendre qu'elles puissent déchaîner des crises de fou rire.
Quelques mètres plus loin commence la "galerie de l'Avion" qui est aujourd'hui le but de l'expédition. Dénomination insolite pour un passage souterrain, mais tout à fait explicable et justifié.
Quand, le 14 juillet, Mario l'eut gravi jusqu'à une étroite chatière, il entendit un ronflement singulier, répercuté par une grosse douve de stalagmite, et appela aussitôt les deux autres : "Venez voir ici, on entend un avion !". Les trois amis comptaient bien savoir aujourd'hui quelle était l'origine du bruit bizarre : courant d'air ronflant dans une fissure ou écho d'un torrent lointain. L'autre jour on n'avait pas d'outil pour ouvrir le passage et il était huit heures du soir. Aujourd'hui il est encore midi et l'équipe s'est munie d'un marteau et d'une broche et doit passer. Cependant avant de commencer le travail de sape, on se met à table. Campement peu confortable s'il en faut, dans un courant d'air tellement froid, qu'on épuise toute une boîte d'alcool solidifié sans parvenir à faire bouillir l'eau du Nescafé.
Puis on attaque la chatière. Si le premier coup de marteau fait voler en éclats la calcite superficielle, il faut bientôt déchanter car la roche devient compacte et dure et ne part que par écailles minuscules.. Chacun prend donc à son tour le marteau et de temps en temps Dédé, torse nu, fait inutilement une tentative pour forcer l'étroiture rétive. Vers quatre heures, profitant de ce que Mario a pris la masse et la broche, les deux autres décident de s'offrir une petite récréation en allant pousser une pointe dans une galerie qui s'embranche quelques mètres avant la chatière. Mais cette galerie se prolonge et peu à peu la pointe prend allure d'exploration. Après 300 mètres environ de marche à quatre pattes, Dédé et Colin se trouvent tout à coup au bord d'une verticale de 6m. N'ayant pas emporté de corde les deux hommes ne peuvent que contempler un trou noir qui s'ouvre en contrebas, inaccessible ! "Manque de pot", dit Dédé. Colin fait écho par un mot bien français. On saura quelques semaines plus tard que le passage communique avec une galerie haute de la salle 28, et avec tout un nouveau réseau fossile se terminant par un puits de 15 mètres. De cela les spéléos ne peuvent se douter aujourd'hui, et c'est aussi bien, car la déception est déjà assez amère. Il n'y a plus qu'à refaire en sens inverse le boyau qui accroche de toutes ses griffes de pierre et à aller relever le sapeur qui doit trouver le temps long.
La petite reconnaissance a duré une heure, et pendant ce temps Mario a fait du bon travail.
Ce n'est cependant que vers sept heures et demie que Dédé réussira enfin à passer et pourra attaquer l'étroiture à l'envers. Une demi-heure plus tard Mario tente à son tour de forcer la chatière. L'homme passerait mais le pantalon refuse. Qu'à cela ne tienne ! L'article 330 n'a pas cours ici, et Colin déculotte sans façon son camarade, lui rend par la fenêtre le "grimpant" récalcitrant et passe à son tour.
Il a fallu huit heures pour faire un demi-mètre, mais cette fois ça y est, on va pouvoir foncer et savoir quel est l'origine du mystérieux ronflement qui paraît tout proche maintenant. Effectivement c'est à moins de 30m que les spéléos en découvrent la cause. Après une jolie petite salle, la galerie plonge vers un grand puits plein d'eau glacée. La voûte descend jusqu'à quelques millimètres de la nappe d'eau et par l'étroit intervalle passe un violent courant d'air qui fait bouillonner toute la surface liquide.
C'est l'indice formel que derrière ce puits il y a certainement de grosses galeries, mais voilà, il faut passer l'eau qui accuse 2°. C'est peu, et plonger serait une folie. Une fois engagé sous la voûte basse, l'homme de pointe ne pourrait plus attendre aucun secours des autres et serait complètement isolé en cas de danger. D'ailleurs la fatigue commence à se faire sentir. Dehors il fait déjà nuit et il est temps de songer à rentrer à St-Claude.
L'objectif de la journée est largement atteint, puisque non seulement la chatière est forcée, mais qu'une longue galerie et un puits ont été découverts. Au moins 350 nouveaux mètres à ajouter au plan ! Ce n'est pas tous les jours que la spéléologie paie aussi bien !
Le retour s'effectue sans incident. Il y a cependant au passage de la Salle à Manger un instant d'émotion. Détaché peut-être par la vibration des coups de masse à travers 500 mètres de rocher, un bloc est tombé de la voûte tout près du passage habituel ; et le changement de décor n'échappe pas à Mario qui marche en tête. Plus silencieusement que de coutume, l'équipe passe la dangereuse salle et retrouve avec soulagement le beau sable fin du Couloir H. Puis ce sont les manœuvres habituelles au retour : repli des cordes à l'Escargot et aux Grands Puits ; la charge augmente, la fatigue aussi, et comme toujours on trouve interminable la remontée des 100 derniers mètres. C'est enfin la sortie dans la douceur d'un soir d'été, la sensation étrange et toujours nouvelle de palper la roche encore chaude, après avoir eu sous la main tant de pierre froide, de respirer d'autres senteurs que celle de l'argile mouillée... Et le regret aussi de quitter ce monde serein pour aller retrouver les tracas journaliers.
Les trois amis décident pour terminer dignement la journée de s'offrir un réveillon avec ce qui reste des provisions, et sans prendre le temps d'enlever leur tenue de grotte (il fait nuit et tous les chats sont gris) ils dévalent jusqu'à la fontaine de Rochefort.
Et voici pourquoi les automobilistes qui sont passés ce soir là, vers minuit, sur la route de Genève ont dû se demander pourquoi le gendarme en faction au carrefour voisin ne venait pas mettre en boîte ces trois clochards assis sur un talus, et qui cassaient joyeusement la croûte à la lumière d'une lampe à carbure, tout en poursuivant une discussion animée. Les spéléos, encore à plus de 2000 mètres sous terre par la pensée combinaient déjà des plans en vue de la prochaine exploration.